juillet 1997, Washington DC. . Il fait chaud, l’été est déjà bien entamé. Dans la grande propriété familiale, vide comme bien souvent, je feuillette un album de photos, confortablement installée dans le grand canapé écru du salon. En tournant une des pages, je tombe sur quelque chose dont je n’ai pas vraiment gardé de souvenir. A en juger par le paysage alentour ce n’est pas les Etats-Unis, mais plutôt un pays exotique. Mon regard tombe sur la légende. Elle est écrite à la main, à l’encre noire. Les lettres sont serrées et la graphie élégante. Sierra Leone, février 1990. Je suis au beau milieu d’une pelouse, visiblement en train de courir derrière une balle jaune poussin, un de ces énormes jouets pour enfants ; elle est presque aussi grosse que moi. Un peu plus loin, il y a Ryan, occupé à tailler un morceau de bois avec un couteau genre opinel. Toute cette scène se déroule sous le regard à la fois attentif et attendri de nos parents. A ce moment là, je ne le sais pas encore, mais c’est un des derniers moments que nous passons tous les quatre. Je suis tellement plongée dans la consultation de ces souvenirs – que je n’ai pas vraiment – que je n’entends pas Carlota arriver. C’est elle qui s’occupe de Ryan et moi lorsque papa est en déplacement ou bien qu’il va rentrer tard. Elle s’occupe aussi de tenir la maison en ordre, c’est ce que j’ai de plus proche d’une mère. Elle prend dépose un grand verre de jus d’orange sur le petit guéridon à côté de moi et dépose une tendre caresse sur ma joue. Je lève mon regard vers elle et lui offre un sourire un peu édenté, celui de la petite fille de neuf ans que je suis. Tout d’un coup, j’entends une porte qui claque, c’est sûr, c’est Ryan qui rentre de je sais pas trop où... Immédiatement, je délaisse l’album et lui saute dessus, littéralement.

Plus tard dans la soirée, on est allongés dans l’herbe, regardant les étoiles. Une fois de plus, on a dîné tous les deux. Papa et ses sempiternelles réunions qui durent des heures et des heures... Depuis que maman est partie avec son amant, il s’est complètement noyé dans son boulot... On a fini par s’habituer, il fallait bien. Heureusement qu’il y a Ryan car même si on passe pas mal de temps à chamailler, en fin de compte il est à la fois le grand frère et le père. Souvent, c’est lui qui vient me chercher à l’école, qui m’aide à faire mes devoirs. Je me souviens qu’il y a encore pas si longtemps, il me lisait des histoires le soir. J’adorais ça.
Il se fait tard, je finis par m’endormir à côté de Ryan, allongée dans l’herbe. Un peu plus tard, je me réveille et le décor n’est plus le même : je vois les murs de ma chambre et, assis sur le bord du lit, mon père est là. Il dépose un baiser sur mon front avant de dire « Bon anniversaire ma puce. » et de quitter la pièce.

Printemps 2012, Ambassade des USA à Bogota.Je suis dans ma chambre et je terminer de me préparer pour la soirée qui a lieu ce soir. C’est un évènement qui est supposé aider au rapprochement entre la Colombie et les Etats-Unis. Pourquoi pas... Chose étonnante, mon père m’a demandé d’y assister avec lui. Je me demande bien quelle mouche l’a piqué, d’habitude il ne me demande rien, c’est à peine si on se voit. Debout devant mon dressing, je me demande ce que je vais bien pouvoir porter.. quelque chose de simple, d’élégant. Mon regard se porte sur une robe couleur safran... Mais elle est un peu courte. J’avais envisagé d’y aller juste pour la jouer provoc’ embarrasser mon cher père, mais je me suis dit qu’en fait, j’y laisserais sans doute autant de plumes que lui. Et puis, Carlota m’a fait remarqué que si cette proposition était « tombée du ciel » c’était peut-être une chance d’enfin grandir, sortir de ce monde dans lequel je me suis terrée bien trop longtemps, celui de l’adolescence, celui où il n’y a aucune responsabilité, rien que les plaisirs... Je choisis finalement une robe d’un rose sage. Ce soir, sobriété sera le maître mot de ma conduite.

DEUX ANS PLUS TOT....
Il est tard, c’est un soir d’hiver et je rentre d’une soirée entre amis. Je rentre sur le campus de l’université de Stanford d’où je m’étais échappée pour une virée dans le centre ville de Palo-Alto. C’était une soirée comme on avait l’habitude d’en faire avec un groupe d’amis, des éternels fêtards, amateurs de bonne bouffe, des épicuriens incontestés. Et pourtant, cette fois, tout allait basculer et ma petite vie d’étudiante délurée allait basculer dans le cauchemar. Le poste de radio de la voiture était en marche, il y avait une musique entraînante qui passait, je m’en souviens encore comme si c’était hier, un vieux tube indémodable des années 50, Guitar Boogie ; le genre de morceau qui donne la pêche le matin et qui ne peut que mettre de bonne humeur. Je battais plus ou moins la mesure sur mon volant, espérant ne pas arriver plus tard que le couvre feu, ou du moins pas trop longtemps après.. Et puis en l’espace de quelques dixièmes de secondes – et là j’ai réellement compris qu’il peut vraiment se passer énormément de chose en un temps très court – j’ai dérapé. Plus moyen pour moi de reprendre la barre. Etait-ce une plaque de verglas ou tout simplement parce que j’avais un petit coup dans le nez, mais en tout cas ce qui est sûr, c’est que j’ai percuté ce piéton. Je ne roulais pas vite, du moins pas au dessus de la limite autorisée. Ça ne m’a pas empêché de finir dans le décor et d’apprendre, en me réveillant, que le pauvre type n’avait pas survécu. Moi par contre, je m’en tirais avec une légère commotion cérébrale, quelques égratignures et surtout très secouée. Depuis ce temps là, je me suis perdue dans des excès que j’aurais dû abandonner en tournant la page de l’adolescence et la vie étudiante... C’est aussi depuis cet accident que je n’ai plus repris le volant. Heureusement pour moi, il n’y a que trois personnes à être au courant de cette sombre affaire ; mon père, Ryan, et Sarah, ma meilleure amie.

Quelqu’un toque à la porte de ma chambre et me tire de mes pensées. C’est Carlota qui vient me signaler que c’est l’heure de descendre, mon père m’attend. Ce soir, je dois faire bonne figure, bonne impression. Comme je désespère de pouvoir faire quelque chose de mes cheveux, j’opte pour une queue de cheval toute simple ; il faudra que ça suffise. Je sors de ma chambre et respire un bon coup pour me donner du courage. Sourire. Surtout, il ne faut pas que j’oublie de sourire. Tout ira bien.